C’est
une porte

(nouvelle de Karol K)

Le regard tourné
vers son for intérieur Petro contemplait le
chemin qui menait de son oeil gauche à son
oreille droite. A cette heure du jour, la route,
tout aussi pierreuse et étroite que d’habitude,
était animée: carrosses, équipages, chevaux,
ânes, marchands de tissus, mendiants,
pèlerins, gens aux allures ténébreuses dont la
tenue même, aussi pittoresque que
désordonnée, donnait fort envie de se tenir à
l’écart. L’un d’entre eux, dont les traits
sombres du visage étaient brûlés, de toute
évidence, par le vent du désert avait en lui un
petit quelque chose qui faisait penser au
Capitaine Crochet, bien qu’il ait su conserver
ses deux mains: la méchanceté, comme une
petite lueur bleuâtre, jaillissait de toute son
apparence. Petro n’aurait pas trop aimé le
rencontrer dans son quartier tard dans la nuit.
“Est-ce un brigand?” - se demanda-t-il. Des
chevaux hennirent et des cris se firent
entendre de plus en plus fort, jusqu’à ce qu’on
n’en puisse plus, alors on attendait le coucher
du soleil pour rentrer chez soi, s’asseoir
devant le feu, bien manger, manger
longuement, goûter tous les plats, converser
un peu avec la famille tout en pensant au
repos bien mérité qui nous attend enfin. “
Petit sot,- se disait Petro avant que cela
n’arrive, - et si tu n’avais rien d’autre pour te
loger que ta propre pensée? Va en faire du
mouton sauté...” C’était un paysan aux olives
qui l’avait mis en colère. Le brigand se tourna
vers lui: “Connais-tu les cascades?”- me
demanda-t-il. Si je connaissais les cascades! Là
ou j’ai passé mon enfance, pied-nus,
contemplant l’horizon lointain qui dessinait des
mondes inconnus, désirables, fabuleux! Alors
nous nous séparâmes de la foule poussiéreuse
et bruyante et d’un pas posé prîmes le chemin
de la découverte. Pourquoi le suivais-je? Ne
savais-je pas qu’une pierre sur ma voie ne
serait pas aussi facile à tremper dans la
tisane des souvenirs qu’une madeleine? Peu
m’importait. Mon compagnon se montrait
bavard, mais j’écoutais à peine. Il était
question de son père mourant. J’étais plongé
dans les brumes d’une rêverie, mais il avait
réussi à m’ôter mon bonheur, barbare comme
il était. -“A vrai dire, j’ai compris d’un coup
que c’est à toi qu’il faut le donner, et à
personne d’autre, tu as des ongles ronds ce
qui est le signe de l’indécision, des yeux de
deux couleurs et tes rides forment une lettre
P qui signifie “pur”, et c’est justement ainsi
qu’il m’a décrit la personne à qui il voulait
transmettre son trésor” - “C’est qui “il”? -
demandai-je, réveillé par le mot “trésor”, qui
promettait de l’or en très grandes quantités -
“Parbleu, il faut savoir écouter les gens! Mon
père, c’est mon père qui sait. Mais je suis trop,
dit-il, je ne suis pas bon pour la mission, je
déborde facilement, et dans ces choses-là il
nous faut de la rigueur.” J’ai commencé à
m'inquiéter: “Que veux-tu dire au juste?” -
“Mon père sait comment faire, comment
enlever la coquille pour accéder aux corps des
paroles, mais je ne le sais pas, je te dis, je ne
suis pas bon pour l’initiation, je ne saurai
jamais, il n’y a rien à faire, mais toi, ce n’est
pas pareil, tu auras Le livre, qui explique les
choses et tu comprendras, que le corps et la
pensée ne font qu’un.” Je me taisais, pensant
qu’un fou comme lui peut facilement se mettre
en colère, surtout si il est “trop” et pas même
bon pour l’initiation. Bientôt il prit un sentier
que je ne connaissais pas. Je fus soudain pris
d’un frisson. Non pas que j’avais tellement
peur, me sachant immortel, mais il faisait
déjà sombre quand nous approchâmes de sa
maisonnette et la chaleur du jour fit place au
froid de la nuit; devant nous une grande étoile
faisait mine de tracer notre chemin. Nous nous
sommes arrêtés sur le seuil. La porte était
noire comme un morceau de nuit, une ombre
d’un blanc invisible. Or, dans l’apparence de
cette porte quelque chose d’insaisissable m’a
fait penser à Rose, à ma jeune psychanalyste
Rose et à une maison de campagne. Comme
étendu sur une couchette j’ai plongé plus
profondément et vu en l’éclair d’une demi-seconde
d’abord Rose, ensuite la lune et ma
grand-mère, vêtue de sa robe violette,
froissée et tachée de farine, ses yeux pleins
de tendresse, ses gros seins, son derrière
volumineux, ses bras d’Hercule, sa voix forte,
ses habitudes de paysanne, ses poussins, ses
merles, ses rats, son aventure, ses bruits,
ses vraisemblances, ses malentendus, sa
solitude, sa peur, sa nuit, ses aiguilles et bien
d’autres choses encore. Quand nous sommes
entrés, il m’a tendu le livre sans dire un mot
de plus et fait un signe pour que je le lise
immédiatement. J’ai obéi par lâcheté et l’ai
ouvert. Le livre s’appelait “Les origines
humaines” et datait de 1907, pour auteur il
avait un J.-P. Brisset. “Le calembour comme
principe explicatif... “ - dire que j’y compris
quelque chose serait mentir. -” L’épée de feu
qui gardait le chemin de l’arbre de vie s’appelle
calembour, jeu de mots. L’idée qu’il put y avoir
quelque chose de caché sous le calembour ne
pouvait venir à aucun homme, car c’était
interdit à l’esprit humain. Il lui était seulement
imposé d’éclater de rire stupidement, mais
cela reste désormais le partage des sots et
des esprits bornés. Dieu a choisi les choses
folles du monde, et les plus méprisées, pour
anéantir celles qui sont. C’est par révélation
et au jour fixé pour cela, que nous avons été
amenés à formuler la loi suivante: “L’étude du
rapport existant entre les idées différentes,
exprimées par un son ou une suite de sons
identiques, amène naturellement l’esprit à
trouver la formation de la parole, laquelle se
confond avec la création de l’homme, qui est
lui-même la parole...” Les cons les quais ont.
Le con et les cons furent les premiers ons ou
hommes du quai. Le quai-on, le con, les quais-ons,
les cons. Le quai-on père, le compère est
un pare-rain, un parrain; la quai-on mère, la
commère, est une mare-raine, une marraine,
les deux sont plus anciens que le diable, ils
n’arrivent pas à la paternité. Le nom de con
est tombé en un profond mépris, il est, et il
reste condamné. Qu’est ce qu’un damné? Je
meus, d’ai en noeud, je me damne. On se damne
en voulant l’impossible, on se travaille en vain.
La queue onde en née, la condamnée ne peut
ouvrir sa porte condamnée. Queue onde en né,
queue on devant n’ai, con dans n’ai, je suis
condamné, je ne puis entrer. Les vierges folles
sont condamnées, l’époux ne leur ouvre point
la porte. Dehors sont les chiens (Apoc. 22,
15). Les indignes sont jetés dans les ténèbres
du dehors (Matt. 8, 12-22, 13). Les damnés
sont donc ceux qui ne peuvent entrer. Les
cons n’eurent point d’enfants, leurs unions
furent stériles. C’est pourquoi tous les cons
ont été damnés, ce sont les vrais damnés. Les
cons damnés continuent à vivre avec tous
ceux qui portent spirituellement le nom de
cons, et sont des pères et des mères stériles
de la famille des cons, qui est aussi celle du
diable, ce sont: les con-sacrés, les consacrés,
les cons-fesseurs, les cons-frères, les cons-frairies,
les cons-grégations, les cons-sultants,
les cons-sulteurs etc.” Ma tête
explosait. Tout allait dans des sens différents.
Petro, porte, trope, trop, perte; suis-je un
con? Ou est-ce ce livre qui l’est? Con-scept,
con-science, con-serves, con-nection, con-cubine,
con-tour, concupiscence, c’est con.
Alors, cela signifie-t-il que je peux marier ma
Rose avec éros qui attire des voyelles, les
lignes de sa main n’en fournissent aucun
indice? Et, tout embrassant du feu mauve de
la folie étroite, par laquelle - un pont - une
porte - on va loin...
Excuse-moi, je perds le pied,
la tête, la main et tout le reste, je pleure
violemment, cela n’a pas de sens, c’est bien
cela qui me chagrine, j’éclate en sanglots,
enterre tout ce qui me reste, et un sanglot
envahit ce qui reste du reste.
Petro pleura quelques
heures. Ensuite il se recueillit, appela sa raison
qui se reposait en attendant la fin de cette
scène mouvante, et entreprit le chemin du
retour, qui ne fut pas long, ni difficile. Une fois
rentré, il découvrit avec étonnement que le
petit cercle d’amis avec qui il avait commencé
cette méditation s’était rompu, parce qu’ils
avaient tout pris sur leur compte. Pas très
malin!